Depuis l’exposition consacrée à mes images autour de Mirei Shigemori, on me pose souvent les mêmes questions : qui était-il ? qu’a-t-il changé ? où voir ses jardins ?
Je médite un livre sur ce sujet ; en attendant, voici une présentation claire et rapide pour replacer Shigemori dans son temps, comprendre sa grammaire esthétique et découvrir trois de ces jardins clés. L’occasion de saisir pourquoi son œuvre résonne si fort avec la photographie.
Un destin entre tradition et modernité
Shigemori naît le 20 août 1896 à Kayo-chō (préfecture d’Okayama), dans une famille où l’art et les usages comptent. Son père, Ganjiro, passionné de menuiserie, aménage un jardin domestique : première empreinte. Enfant, il se situe déjà au croisement des arts : ikebana (arrangement floral), chadō (voie du thé). Son prénom « Mirei » rend hommage au peintre Jean-François Millet — lien discret avec l’Occident, dès le départ.
À Tokyo, Shigemori étudie aux Beaux-Arts, découvre Cézanne, Kandinsky, l’expressionnisme, le futurisme, le surréalisme ; il collabore avec Ryosaku Hiramoto, maître du Tatebana. Deux pôles se répondent : l’archipel et les avant-gardes. Cette tension ne le quittera plus.
1934 : le typhon Muroto ravage la région du Kansai, détruisant des jardins historiques. Shigemori mesure l’ampleur des pertes… et surtout l’absence de documentation fiable. Il part alors inventorier, relever, photographier plus de 350 jardins. Ce travail colossal aboutit au Nippon Teienshi Zukan, grande histoire illustrée des jardins japonais. Un socle pour comprendre, restaurer, transmettre.
Trois jardins pour entrer dans son œuvre
Shigemori admire les jardins secs zen — Ryōan-ji, Daisen-in — mais refuse la copie. Il s’oppose au conservatisme du système iemoto et revendique la créativité pure. Sa grammaire est nette :
lignes blanches en béton, composition 7-5-3, couleurs franches (pavés rouges, verts, bleus). Le vide devient matière, la pierre devient phrase. Lignes. Courbes. Formes. Toujours au service d’un principe : « dentō to sōzō » — tradition & création.
Kōzen-ji (1963), Kiso-Fukushima
À 1 200 m d’altitude, face à un bâtiment moderne, Shigemori conçoit un karesansui de 990 m². Pierres, sable blanc, composition 7-5-3. Il l’imagine comme une « mer de nuages » où apparaissent, pour la première fois, ces lignes en béton blanc qui deviendront sa signature.
« Apporter quelque chose de pictural dans le jardin fait partie de l’attrait de cette composition. »
On comprend ici son geste : dessiner dans le paysage, sans l’illustrer, en laissant respirer le silence.
Suminoe, sanctuaire Sumiyoshi-jinja (1966)
Commandé par le Sumiyoshi Taisha, sanctuaire dédié au dieu de la mer, Shigemori imagine — en montagne — un paysage côtier. Le sable de Kyoto devient mer, les lignes blanches figurent des vagues, des îlots de mousse et des pierres en 7-5-3 rythment l’horizon. Une longue pierre trace un bateau vers les Îles des Immortels ; à l’ouest, une clôture de bambou évoque un filet suspendu. Shinto, taoïsme, iwakura (rocher sacré) : symboles et formes se nouent sans didactisme.
Jardin Yūrin (1969), Kibichūō
Commande d’une association de fabricants de kimonos. Shigemori mêle jardin d’étang et matériaux contemporains : galets noirs/blancs, pavés colorés (rouge, vert, bleu), lignes de granit blanc composant le motif « Est ». L’étang central reprend un dessin de kimono ; des pierres bleues deviennent des îles.
« Créer quelque chose de très moderne et qui sorte complètement de l’ordinaire. »
Depuis 2010, le jardin porte un nom programmatique : « Un monde de beauté ».
D’où vient cette grammaire esthétique ?
De Kyoto et de ses jardins zen, de la cérémonie du thé, de l’ikebana, des croyances shintō autour des pierres sacrées ; mais aussi de Cézanne et Kandinsky, du cubisme, du futurisme, du surréalisme et du dadaïsme. Shigemori lit la philosophie et la littérature occidentales (ses enfants portent les prénoms de Kant, Goethe, Byron, Hugo…). À cela s’ajoute sa méthode photographique et systématique : relever, cadrer, comparer. L’historien de l’art rencontre l’architecte. Le passé nourrit le présent.
De cette rencontre naît la devise : tradition & création. Respecter la mémoire, inventer la forme. Ne jamais figer. Pourquoi cela nous parle encore aujourd’hui ? Parce que Shigemori a ré-ouvert la pratique du jardin japonais au XXᵉ siècle. Ni pastiche, ni rupture sèche : un art vivant. Ses jardins parlent d’équilibre et de rythme, d’abstraction et d’émotion. Ils montrent comment un geste minimal — une ligne blanche, une pierre, un vide — peut déplacer notre regard.
Mon regard de photographe ?
Je travaille sur l’œuvre de Shigemori depuis plusieurs années. Ce qui m’attire : la façon dont les tracés de sable, les pierres dressées, la mousse, ces lignes blanches deviennent, à travers l’objectif, des motifs graphiques. Parfois presque abstraits, toujours précis. J’essaie de tenir la même ligne de crête : documenter et ressentir. Laisser la géométrie parler, laisser le temps passer. Lignes. Courbes. Formes. Et le silence entre les deux.